De 1860 à aujourd’hui, distribution de l’eau potable à Cervens

En 1860, Cervens, fraichement rattachée à la France, a une population de 572 habitants. Aucune maison n’est raccordée à l’eau « courante » (à l’intérieur). À cette époque et pendant longtemps encore, la quasi-totalité des habitants des villages sont paysans et ont un grand besoin d’eau pour abreuver le bétail. C’est dans cette perspective que les installations d’eau sont d’abord faites pour le bétail avant de l’être pour les besoins des ménages, comme il est rappelé ci-dessous dans l’arrêté du 10 août 1887.

Au chef-lieu, sur la place, une fontaine publique, adossée au mur du cimetière situé autour de l’église, est à disposition des villageois. L’eau vient d’une source du haut de Cervens. À Pessinges, deux fontaines : malheureusement l’eau venant des sources des Etovex et du Couteau ne coule plus, les conduites sont détériorées. La commune n’a pas les moyens d’effectuer les réparations et il faudra attendre une dizaine d’années pour que soient effectuées les remises en état.

À cette époque  une requête surprenante arrive sur le bureau du maire, Jean Marie Buclin : le sieur Dubouloz demande de pouvoir récupérer l’eau de la fontaine du chef-lieu pour ses besoins personnels ! Un accord est trouvé : la première concession d’eau est actée entre la commune et un privé. Mais des habitants trouvent anormal que l’eau des fontaines publiques soit détournée pour un usage privé. La dernière concession sera signée en 1912 avec la fromagerie, située à l’époque sur la Place à côté du café Peillex, pour une durée de 18 ans et une redevance de 20 francs par an.

Lors de la séance du 28 janvier 1881, le conseil municipal vote une somme de 49 francs pour la construction d’une fontaine et de sa conduite au hameau du Chalet, sur la route du col de Cou ; le bassin sera en bois.

En 1883, le sous-préfet de Thonon fait remarquer que la commune « est mal dotée au point de vue des eaux potables » : il y a lieu de construire des fontaines publiques Chez Garin et au Reyret. La dépense est estimée à 600 francs, malheureusement la commune ne peut financer ces travaux. Le maire François Depierre, élu en 1878, cède peu après à la commune le terrain et la source de la Boua (source du Taillou).

En 1886 une demande de subvention est adressée au préfet qui l’assortit d’une condition : « L’eau des fontaines devra être analysée par un pharmacien diplômé et au laboratoire municipal et départemental de chimie à Annecy ». Pour l’enfouissement des canalisations, les travaux sont réalisés par souscription de journées par des habitants volontaires.

Arrêté concernant les fontaines publiques (extrait)

Nous, Bossus Louis, maire de la commune de Cervens […],

Vu l’article 91 et suivants de la loi du 5 avril 1884,

Considérant qu’il importe d’assurer la salubrité des eaux des fontaines publiques qui sont spécialement destinées à abreuver tout le bétail de la commune de Cervens,

Arrêtons :

Art 1 : Il est défendu de laver du linge, des légumes ou tout autre objet pouvant salir l’eau dans le premier bassin de chaque fontaine publique de la commune de Cervens (Le premier bassin est celui qui reçoit le jet d’eau). […]

Cervens, le 10 août 1887

(D’après AD 74)

En 1892, le conseil municipal décide de réaliser des travaux pour augmenter le débit des fontaines du chef-lieu et de Pessinges. Un emprunt de 1800 francs est nécessaire pour les financer, emprunt autorisé le 29 janvier 1893 par un décret du président de la République Sadi Carnot et de son ministre de l’Intérieur Charles Dupuy. Un architecte est désigné, Anthoinoz, et un appel d’offres est lancé.

Le 1er septembre 1895, le maire Célestin Bossus désigne un entrepreneur local car l’appel d’offres de 1892 est resté infructueux. À la fin des travaux, la source du Grand Commun (chez Bolley) alimente les fontaines de Pessinges et la source des Proménis amène l’eau au bassin du chef-lieu. Mais lors du règlement de la facture « une erreur assez grave » est commise : l’entrepreneur perçoit le prix des fouilles alors que celles-ci ont été réalisées en prestations volontaires par les habitants des hameaux respectifs. Cette « erreur » sera rectifiée par la suite.

Lors de la séance du 4 mai 1904, le conseil décide de raccorder l’école au réseau d’eau. Pour cela, il sera nécessaire de construire une fontaine publique alimentée par un captage de la source de Grossant sur une longueur de 200 mètres.

En 1926, l’esprit de l’arrêté de 1887 est rappelé dans un exposé du maire François Pomel (élu en 1925, démissionnaire en 1926 au profit d’Albert Boccagny), daté du 26 octobre : « La nécessité d’une nouvelle canalisation est moins une question sanitaire qu’une question agricole. […] Toute ferme doit pouvoir disposer d’une quantité d’eau suffisante pour les besoins du bétail. » Il insiste aussi sur la nécessité de restaurer et compléter les canalisations, afin que l’eau n’arrive pas « boueuse et non buvable » dans les bassins.

En 1929, le maire, Albert Boccagny, élu depuis deux ans, entreprend de moderniser la commune. Cela passe par un ambitieux projet d’adduction d’eau qui doit permettre d’apporter « l’eau sur l’évier » ou « l’eau courante » dans tous les foyers. Il sollicite le versement d’une subvention auprès du ministre de l’agriculture Fernand David qu’il avait « chahuté » quelques années auparavant lors d’une réunion politique[1]. Le ministère prendra en charge 85 % des travaux, ce qui permettra d’alimenter tous les hameaux de la commune à partir de 1932 : c’en était fini de la corvée d’eau. À la même époque, des bassins lavoirs sont construits au chef-lieu, Chez Garin, au Reyret, à Pessinges, au Taillou et Chez Bolley Ces bassins ont plusieurs bacs (lavages et rinçage), ils sont construits en béton armé. Les tuyaux d’amenée de l’eau sont en acier de la Sarre[2].

À côté de l‘école, est édifié un bâtiment pour les toilettes (un côté pour les filles, un côté pour les garçons) raccordées à l’égout !

Les travaux sont réalisés par des ouvriers italiens, maçons et terrassiers. Durant la seconde guerre mondiale, l’un d’entre eux est mort au cours des combats de Foges le 22 février 1944, il s’appelait Joseph Dagrada, il est inhumé au cimetière de Lully avec six autres maquisards tués par la Milice.

Ces bassins lavoirs ont rempli un rôle social jusqu’à l’apparition des machines à laver familiales. Chaque lundi, les femmes du quartier se réunissaient autour du lavoir pour leur lessive hebdomadaire et profitaient de l’occasion pour échanger les dernières nouvelles, vraies ou supposées, et parfois se livrer à quelque commérage ! Un travail pénible, à l’eau froide, mais dans la bonne humeur…

Quarante-sept compteurs d’eau sont posés en 1933 (en 1929, 133 compteurs électriques   avaient été installés). Toutes les concessions antérieures d’eau sont annulées. Le prix de l’eau est de 0,40 franc le mètre-cube.

La commune de Cervens avait-elle de l’eau à profusion ?

On aurait pu croire que tout allait bien, mais un problème de débit, en été, va entretenir une querelle entre les habitants de Pessinges et ceux de Cervens. Les sources sont interconnectées via un réseau qui part du réservoir du Grand Commun puis la source du bassin de Chez Bolley, les sources des Proménis et la source du Taillou.

Seule la source du Grand Commun a un débit important (supérieur à 5 litres par seconde). En période estivale, le débit diminue et l’eau n’arrivait plus aux extrémités du réseau (Terrotet et Le Reyret). Il faut diminuer le débit sur Pessinges : un habitant de Cervens monte au réservoir et ferme une vanne. Le débit de la fontaine de Pessinges diminuant, un habitant de Pessinges retourne ouvrir la vanne. Et ainsi de suite. Ce petit jeu se répète jusqu’à ce que les sources retrouvent un débit suffisant.

Le 19 juin 1957, la commune adhère au syndicat des Moises[3], qui depuis 1949, regroupe plusieurs communes du Chablais. La commune de Cervens sera dorénavant alimentée par la source des Moises pour un débit d’un litre par seconde. Une conduite raccordera les réservoirs dit du « col de Cou » à celui du Grand Commun (Chez Bolley). Le cout de 700 000 anciens francs sera supporté à raison d’un tiers par la commune de Draillant et de deux tiers par la commune de Cervens.

En 1976 est construit le réservoir de Chez Pallin, alimenté par une conduite haute pression. Puis la commune attribue la compétence de l’eau potable au syndicat des Moises qui renouvelle l’intégralité des conduites et abandonne progressivement les sources communales. Il reste alors trois bassins raccordés à l’ancien réseau d’eau : le bassin-lavoir de Chez Bolley, le bassin de Pessinges au carrefour de la route de Chez Bolley alimenté par la source du Grand Commun et le bassin du Taillou  qui, finalement, est fermé car son tuyau d’évacuation est brisé.

Aujourd’hui, la gestion de l’eau est une compétence de Thonon Agglomération. Nous buvons l’eau venant de la source des Moises.

On peut voir les anciennes installations en se promenant sur la partie haute du sentier du Miroir des eaux (Bassin de Chez Bolley, réservoirs des Proménis et du Taillou et bassin du Taillou…).

Jean Paul Pinget

[1] Propos tiré du livre de MARTIGNOLES Nicolas, Albert Boccagny, paysan rouge de Haute-Savoie, Lyon, Éditions Jacques André, 2022.

[2] Le recensement de la population de 1931 indique 13 ouvriers italiens, parfois avec femme et enfants, hébergés chez l’habitant. Leur employeur est noté, en marge : « Aciéries de la Sarre ». La Sarre était, à l’époque, occupée par la France à la suite du traité de Versailles de juin 1919. Ses bassins miniers et ses aciéries étaient exploités par des entreprises françaises.

[3] Le syndicat des Moises a été créé le 12 août 1949, à l’initiative de huit communes du secteur dont Cervens. On peut consulter, sur le site du BRGM (Bureau de recherche géologique et minière), le rapport – très technique – de novembre 1990 intitulé Bilan de l’état actuel des connaissances hydrogéologiques sur le territoire du syndicat, en suivant le lien : infoterre.brgm.fr/rapports/RR-31711-FR.pdf

La fontaine, sur la place du chef-lieu vers 1910 : à gauche, le bassin destiné aux besoins des riverains et au bétail, à droite, le lavoir. Le poteau, à droite, est celui de la liaison téléphonique nouvellement installée.

Le bassin porte la date de sa création : 1859. Collection JF Noël.

Le bassin lavoir du chef-lieu a été construit en 1931 et démoli en 1971, en même temps que l’ancienne cure, au moment de l’aménagement de la place. À gauche le lavoir, à droite le bassin qui se trouve aujourd’hui sur la place près de l’église. Collection JF Noël.

 

Courrier de 1932. L’entreprise n’existe plus et, en 2023, de l’immeuble de la rue Pierre-Charron, il ne reste que la facade en cours de restauration. Capture d’écran sur le site : https://archives.saltresearch.org.

Le bassin-lavoir du Reyret vers 1950 et, dessous, en 2023, seul le bassin est conservé. Photos DR/JF Noël.