Depuis longtemps à Cervens, l’école possède deux classes, l’une pour les garçons avec un instituteur, l’autre pour les filles avec une institutrice. Chacune de ces deux classes comporte tous les niveaux ; des enfants de six ou sept ans voisinent avec des grands de douze, treize voire quatorze ans. Aujourd’hui, il semble bien évident que cette organisation n’est pas satisfaisante.
Dans une école à deux classes, la gémination consiste à grouper les enfants par âge et non plus par sexe. Cette nouvelle organisation – qui n’allait pas de soi pour les parents les plus conservateurs – a commencé à se développer dans les années 1920.
Le 5 décembre 1926 et après avoir entendu les arguments pédagogiques de l’instituteur, le Conseil municipal demande, à l’unanimité, au préfet « de bien vouloir autoriser l’application de ce système [la transformation des deux classes en classes mixtes] dans la commune de Cervens à partir du 1er janvier 1927. » Les réactions ne se font pas attendre : quelques jours plus tard, le 10 décembre, un groupe de parents – réfractaires à l’évolution – adresse au préfet une pétition s’opposant au projet.
L’inspecteur primaire semble ne pas désapprouver le projet mais relève trois « grosses objections » qui lui semblent opposables. Citons-le :
« La pétition est signée de 13 noms. Or dans cette petite commune (395 habitants), où l’école des garçons a 20 élèves inscrits et l’école des filles 19 (statistiques du 1er décembre), le nombre des familles – 26 – ayant des enfants aux écoles n’est pas très élevé.
« J’ai relevé 11 noms au registre des filles dont 4 non signataires et 15 au registre des garçons dont 5 non signataires [de la pétition].
« L’institutrice et l’instituteur ne sont pas mariés ensembles. Mr Mériguet (24 ans) est un bon instituteur, il est marié et a une très bonne tenue. L’institutrice, Mme Bossus a 50 ans. Elle changerait plus difficilement ses habitudes[1].
« L’effectif total des deux écoles (40 élèves en tout) ne justifierait pas la mesure demandée, d’après les termes de la réponse[2] ministérielle du 25 janvier 1926. »
Il conclut qu’il est « difficile, malgré l’unanimité du Conseil municipal, de proposer à Monsieur le Ministre la transformation demandée ». Et la gémination est ajournée… Le journal L’Union républicaine du 8 janvier 1927, se réjouit de la décision : « Notre nouvel instituteur, appuyé par le conseil municipal, voulait établir dans notre commune l’école mixte. Heureusement, de nombreux pères et mères de famille ont protesté et la tentative a échoué. » Et la hiérarchie de l’Église, qui s’est toujours opposé violemment à la mixité, peut être satisfaite.
Le Conseil municipal de Cervens ne désarme pas. Il réitère sa demande dans les délibérations des 29 août et 17 octobre 1931 et encore le 18 février 1933. Les opposants non plus ne baissent pas les bras : une nouvelle pétition, en date du 13 septembre 1931, est signée de douze pères de famille adversaires de la gémination.
Pour tenter de trouver une issue démocratique au conflit et à la demande de l’inspecteur primaire, le maire de Cervens réunit le 5 décembre 1931 à la mairie tous les pères de famille. L’inspecteur, présent, énonce les conditions de la gémination et les précautions prises : garçons et filles seront séparés en classe, dans les rangs et en récréation.
Sur les 28 votants, 21 bulletins sont apparus favorables à la gémination, 7 l’ont refusée. « Les résultats du vote proclamés, le chef des protestataires répéta à nouveau que ses amis et lui étaient opposés à la gémination pour une question de principe, il ajouta : « Nous emploierons tous les moyens légaux pour empêcher la gémination » ».
Après le vote sans ambiguïté des parents, le Conseil départemental émet le 24 décembre suivant un vœu important : « Considérant que la population de la commune est de 406 habitants, que les avantages pédagogiques de la gémination sont certains, que d’une manière générale ils ne sont pas contestés, qu’avec les précautions qui sont de règle (séparation des garçons et des filles sur les bancs, dans les rangs et dans les cours), elle ne présente au point de vue de la formation morale aucun inconvénient ; pour ces motifs, le Conseil estime souhaitable qu’elle soit organisée dans les conditions prévues par les circulaires ministérielles, mais la décision appartenant à Mr le Ministre, le Conseil décide qu’un essai de gémination ne pourra être tenté sans une autorisation préalable. »
Le temps passe et la loi du 12 février 1933 clarifie la situation.
Loi Brenier du 12 février 1933 : gémination de toutes les écoles spéciales à une ou deux classes. Le ministre qui va s’employer à la faire appliquer est Anatole de Monzie, moyennant l’accord obligatoire des municipalités.
Article unique : Quel que soit le nombre des habitants d’une commune, lorsque la population scolaire des écoles primaires élémentaires ne dépasse pas l’effectif de deux classes, le ministre peut, dans l’intérêt des études, autoriser, après avis du conseil municipal et du conseil départemental, la transformation, à titre provisoire, des écoles spéciales en une école mixte à une ou deux classes.
Les deux écoles spéciales sont rétablies, le cas échéant, par décision du ministre.
Le dénouement est proche. Immédiatement, le Conseil municipal de Cervens rappelle ses délibérations antérieures et demande l’application de la loi du 12 février 1933. L’effectif de l’école est alors de 23 filles et 21 garçons. L’inspecteur émet l’avis que le Conseil départemental se prononce dans le même sens (simple formalité) « afin que Mr le Ministre autorise la transformation, à titre provisoire des deux écoles spéciales de Cervens en une école mixte à deux classes ».
La décision tant attendue arrive enfin : le Ministre autorise la gémination à titre provisoire par arrêté du 20 juin 1933, avec effet à la rentrée d’octobre. Il aura fallu sept ans de discussions, parfois âpres, pour faire aboutir le projet. Et depuis cette date, la question de la mixité ne se pose plus.
Sources:
Délibérations du Conseil municipal de Cervens
Archives départementales de la Haute-Savoie
[1] Curieuse remarque… Sinon pour dire que la moralité de l’institutrice est au-dessus de tout soupçon !!
[2] La question avait probablement déjà été posée au ministre soit par Cervens, soit dans un cadre plus général par l’Inspection académique.
École de Cervens en 1928, avec son préau nouvellement construit. La gémination est encore en projet. Les garçons et les filles sont réunis pour la photo avec l’instituteur, probablement Émile Charlet (né en 1876 à Orcier) qui assure aussi les fonctions de secrétaire de mairie.