1888 – Le village vu par son institutrice Françoise Matringe

Le texte ci-dessous est extrait d’un mémoire d’une trentaine de pages que Françoise Matringe, jeune institutrice née à Perrignier (en janvier 1860, donc encore en Piémont-Sardaigne) et mariée à Cervens, a écrit en 1888 à la demande de sa hiérarchie. L’objectif était d’évaluer la mise en place des lois de Jules Ferry de 1881-82 portant sur la gratuité et l’obligation de l’enseignement primaire dans les écoles rurales à la veille de l’exposition universelle de 1889. Elle introduit son travail en présentant succinctement le village.

Le mémoire complet est conservé aux Archives départementales de la Haute-Savoie.

Cervens, 580 habitants, fait partie du canton de Thonon et du département de la Haute-Savoie. Cette commune a une superficie de 622 ha 10a 7ca. Elle est à 630 m d’altitude et située [à] 4°8’ de longitude Est et le 46°18’ de latitude Nord.

Aucune rivière importante ne l’arrose, on n’y voit que les torrents de Grossant et de la Gurnaz puis le canal dit « ruisseau des Moises » construit pour fortifier l’ancien château féodal de La Rochette (Commune de Lully). Ce canal fait mouvoir sur son passage un moulin, une scie et une forge.

Cervens compte :

  1. un chemin de Grande Communication N°12 construit à travers la montagne. Cette route très pittoresque conduit de Thonon à Boëge,
  2. un chemin d’intérêt commun N°28 de Bons à Armoy.

Il est en outre sillonné par de nombreux chemins vicinaux qui conduisent dans les différents hameaux et dans les communes voisines.

Cervens, appuyé sur le revers d’une petite montagne qui fait suite au mont Voirons, est en partie couvert de bois et de pâturages. Les forêts couvrent une superficie de 238 ha 4 ca et sont ombragées de sapins, de hêtres, de chênes et de châtaigniers dont le pays fait un grand commerce avec la Suisse.

Dans cette colline on voit s’élever quelques chalets destinés à abriter les pâtres qui passent une partie de l’année dans ces parages à la garde de leurs troupeaux. Sur le versant du bas Chablais le sol de cette montagne est en partie calcaire, aussi y remarque-t-on deux fours à chaux et une fabrique de gypse dont les produits sont vendus aux communes voisines.

Dans la plaine le sol y est argileux on y cultive les diverses céréales destinées à la consommation des personnes et aussi des animaux qu’on y élève en assez grand nombre. La commune compte 17 chevaux destinés à la selle ou employés comme bêtes de trait, 10 mulets, 34 bœufs, 89 vaches dont les produits sont vendus à la fromagerie qui fournit à la localité le fromage dit de Gruyère, 89 chèvres, 90 moutons, 1015 volailles de toute sorte dont 850 poules et 30 pigeons, il y a aussi 140 ruches d’abeilles.

De même que l’on compte un grand nombre d’animaux utiles, on voit aussi errer dans la campagne divers animaux sauvages tels sont le renard et la fouine, épouvantails de la ménagère qui craint pour sa volaille dont ils sont friands, l’écureuil, la belette, le hérisson etc. Dans les mois de septembre et d’octobre on voit de nombreux chasseurs venir à la recherche du lièvre si commun dans nos plaines.

L’hirondelle et l’alouette annoncent au laboureur le retour des beaux jours qu’il désire, le rossignol, le chardonneret, le pinson et la fauvette l’égayent par leur refrain toujours nouveau et joyeux, la grive, le merle, le pic-vert, les mésanges, les bergeronnettes, compagnes fidèles du berger, le hibou et tant d’autres, aidés des oiseaux chanteurs déjà cités sont les protecteurs des récoltes qui ont à redouter la dent de nombreux insectes nuisibles, tels sont les bruches du pois, les courtilières, les hannetons, les charançons, les sauterelles, les papillons, les noctuelles, les chenilles, les forficules, les mouches des végétaux, les teignes du pommier, des gains. Enfin les cousins et les moustiques qui troublent notre sommeil par leur bourdonnement autant que par leur piqures, les punaises de lits, les taons qui piquent les hommes et le bétail.

Suivant l’exemple des oiseaux, chacun, selon son pouvoir, détruit ces animaux redoutables, l’écolier n’est pas le dernier qui prenne part à cette besogne car c’est par milliers que s’évaluerait le nombre des hannetons détruits cette année par les élèves de mon école. Le laboureur n’a pas seulement à craindre le ravage que font à ses récoltes les animaux destructeurs, mais il voit souvent ses prairies et ses champs de blé envahis par les chardons, la nielle[1], le rhinante[2], les pavots sauvages, le chiendent, la prêle, ses arbres remplis de gui ou de mousse et enfin mille petits champignons et tant d’autres plantes nuisibles dont la destruction lui coûte des sueurs et de la peine.

La commune de Cervens a vu naitre Mr Deloïs, major commandant les troupes du roi de Sardaigne.

On voit s’élever ici[3] un ancien château féodal réparé, dit-on, en 1777. Les tours ont été démolies, la façade rétrécie. Ce monument, selon une ancienne tradition, était lié aux ruines de la Rochette et de la Cheville par des souterrains[4] dont on a retrouvé des traces. Ce château aurait, parait-il, été habité successivement par les marquis d’Entremont, des Marches et de Bellegarde.

[1] Plante herbacée de la famille des Cariophylacées, appelée aussi nigelle [dont les] graines vénéneuses, […] moulues avec celles du blé altères la qualité de la farine.

[2] La Rhinante crête de coq ou Rhinante velue est une plante herbacée de la famille des Scrofulariacées.

[3] C’est le château qui était situé dans l’actuelle rue du Château, entre les numéros 89 et 131.

[4] Il est peu probable que ces souterrains aient un jour existé.